mercredi 19 mars 2008

Barbara(s)

Göttingen


Plus jamais je ne rentrerai en scène.

Je ne chanterai jamais plus.

Plus jamais ces heures passées dans la loge à souligner l'œil et à dessiner les lèvres avec toute cette scintillance de poudre et de lumière, en s'obligeant avec le pinceau à la lenteur, la lenteur de se faire belle pour vous.

Plus jamais revêtir le strass, le pailleté du velours noir.

Plus jamais cette attente dans les coulisses, le cœur à se rompre.

Plus jamais le rideau qui s'ouvre, plus jamais le pied posé dans la lumière sur la note de cymbale éclatée.

Plus jamais descendre vers vous, venir à vous pour enfin nous retrouver.

Un soir de 1993, au Châtelet, mon cœur, trop lourd de tant d'émotion, a brusquement battu trop vite et trop fort, et,durant l'interminable espace de quelques secondes où personne, j'en suis sûre, ne s'est aperçu de rien, mon corps a refusé d'obéir à un cerveau qui d'ailleurs, ne commandait plus rien.

J'ai gardé, rivée en moi, cette panique fulgurante pendant laquelle je suis restée figée, affolée, perdue.

J'ai dû interrompre le spectacle pendant quelque temps, puis définitivement.

Je suis quand même partie en tournée, deux mois après; je raconterai ce que fut cette tournée, du premier jour au dernier soir.

Ensuite j'ai regagné Précy avec un manque immense, et, durant deux ans, j'ai fait le deuil d'une partie de ma vie qui venait brusquement de se terminer.

Écrire, aujourd 'hui, est un moyen de continuer le dialogue.

Pourquoi ai-je accepté, pour la première fois, de parler d'un avant ? Parce que je suis la seule à pouvoir le faire!

Je vais donc essayer, même si le temps déforme les images qui deviennent floues ou, au contraire, trop précises,

trop joyeusement ou douloureusement exactes.

J'ai beaucoup de travail qui m'attend, mais c'est un travail que j' aime, je ne vais pas m'en plaindre.

Il est six heures du matin, j'ai soixante-sept ans, j'adore ma maison, je vais bien. De la pièce où j' écris, je vois le jardin; les premières roses sont apparues et la glycine blanche dégouline dans le patio.

Toute une vie souterraine prend ses racines, là-bas, dans les eaux dormantes qui exhalent d'âcres senteurs de soufre.

J'ai appris à connaître tous les menus bruits, les différentes senteurs de la terre à chaque heure du jour. Seule une lumière féline, mouvante, me surprend parfois. Tout mon sang bat au rythme profond qui monte du sol. Une si grande paix se dégage de cet endroit qu'il me paraît souvent injuste et douloureux que l’univers entier ne la partage pas. Une paix intérieure que me procure le fait d’avoir pu m’octroyer pour le reste de mes jours ce « tout petit morceau de France », comme on dit.

Précy, 27 avril 1997

J'ai découvert Barbara en classe de 2nde, par le biais de ce texte, extrait de son autobiographie. Je l'ai trouvé poignant, magnifique, sublime. Au point qu'il m'ait marqué jusqu'à aujourd'hui, 4 ans après l'avoir lu, j'en ressens encore l'intensité. Ses textes sont magnifiques, sa voix admirable, à écouter pour savoir ce qu'est vraiment chanter. (Certains devraient en prendre de la graine...xD)
Barbara (de son vrai nom Monique Serf, 1930-1997) , figure parmi les grands noms de la chanson française : auteur-compositeur-interprète, elle a débuté à la fin des années cinquante au Cabaret de l’Ecluse, à Paris, pour rapidement devenir l’une des représentantes les plus connues de la chanson « à texte ». « La longue dame brune », comme elle se définissait elle-même, toujours vêtue de noir, se produisait généralement sur scène accompagnée de très peu d’instruments. Au moment de sa mort, fin 1997, elle était en train d’écrire Il était un piano noir, dont j'ai retranscris la première page ci-dessus.

Ma plus belle histoire d'amour, c'est vous (Céline Dion peut aller se rhabiller avec son "Je ne vous oublie pas" XD)


Un autre écrit qui m'ait marqué (stylistiquement parlant) est un poème de Jacques Prévert lu en 3ème intitulé
Rappelle-toi Barbara. La sonorité et le rythme des phrases m'apaisent et en même temps m'emportent loin, très loin, dans son imaginaire.

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Epanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant

Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abîmé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.


Jacques Prévert, "Paroles", Gallimard, 1946

Dis, quand reviendras-tu? une de mes interprétations favorites, émouvante, vibrante. L'intro m'a rappelé l'accompagnement de pièces de théâtre moderne.

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