mercredi 20 août 2014

Kaguya-hime no monogatari - Isao Takahata


Synopsis Premiere.fr  :

"Une minuscule princesse, Kaguya, «la princesse lumineuse», est découverte dans la tige d'un bambou. Élevée par un vieux coupeur de bambou et son épouse, elle devient une séduisante jeune femme. De la campagne lointaine jusqu'à la grande capitale, sa beauté suscite l'engouement auprès de tous ceux qui la rencontrent et fascine en particulier cinq nobles prétendants, qui vont devoir relever d'impossibles défis dans l'espoir d'obtenir sa main... Le temps venu, elle devra finalement affronter son destin..."



(Le commentaire qui suit contient des spoilers !)

Un coupeur de bambou trouve une petite créature ressemblant à une princesse dans une tige de bambou et décide de la ramener chez lui. Sa femme, en la prenant dans ses mains, provoque la transformation de la créature en un être humain nouveau-né. Le couple décide alors de garder l'enfant et s'aperçoit que ce dernier gagne plusieurs années en quelques jours. 
La petite fille grandit et apprend vite, au contact de ses parents adoptifs et de ses amis de la forêt. La famille est heureuse.
Un jour, le père découvre au sein d'une tige de bambou de l'or qu'il met de côté mais fait mine d'ignorer. Il découvre ensuite plus tard de riches tissus et se décide à interpréter ces évènements comme un signe du destin de la princesse. Avec sa femme, ils décident de faire construire un palais dans la capitale et d'y élever leur fille adoptive, selon le rang auquel ils la croient destinée.


La fillette quitte ses amis de la forêt, la mort dans l'âme, et s'attache bien gré mal gré à parfaire son éducation royale auprès d'une dame de la Cour. La proximité avec ses parents est proscrite, les jeux et les rires bannis, le fard confinant au travestissement de rigueur. Tout ce qui constituait le sel de sa vie n'est plus : la princesse vit désormais recluse et seule dans ses appartements.
Elle rêve parfois à un échappatoire, où elle échoue à retrouver la vie d'enfant qu'elle a tant aimée.


"Nous sommes tous obligés pour rendre la réalité supportable d'entretenir en nous quelques petites folies."

(A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Proust)


Son statut de princesse, sa légitimité est bientôt remise en question, les méchancetés de la Cour ne manquent pas. Se présentent des prétendants, imbus de leur personne, voyant en Kaguya un trophée à ajouter à leur collection. Celle-ci donne alors à chacun un défi impossible à relever, qui les conduira tous d'une manière ou d'une autre à leur perte. La princesse se croit l'instrument de leur malheur et ne peut supporter cette idée.
Lorsque l'empereur tombe sous son charme et insiste pour en faire une de ses nombreuses épouses. Kaguya désire plus que tout au monde disparaître de cette Terre qui la réduit à un simple objet d'apparat et de convoitise.


La Lune l'appelle alors pour annoncer son prochain retour. C'est à ce moment-là qu'elle se rend compte de son erreur : aussi imparfait soit le monde terrestre, elle ne veut pas quitter son foyer, ses parents, ni même la réplique illusoire de son monde d'enfant dans le jardin. Elle ne veut pas oublier les sentiments et les tourments qu'elle a éprouvés. 
Lorsque les siens viennent la chercher et la revêtent du manteau de plumes, Kaguya n'oppose plus aucune résistance à rentrer. On la croit déjà amnésique mais une fois partie, elle se retourne les larmes aux yeux pour contempler cette Terre qui l'a accueillie.

"Nous ne savons jamais si nous ne sommes pas en train de manquer notre vie."  

(Jean Santeuil, Proust)


L'interprétation de cette fable n'est pas aisée : allégorie sophistiquée de la folie du matérialisme, évanescence de la beauté, préoccupations écologiques chères au studio Ghibli à travers la vénération de la nature... Quel message Takahata cherche-t-il à faire passer ?
Cette adaptation du conte semble aborder une foule de problématiques, sans aller au fond du sujet : 
  • La beauté : la princesse Kaguya, après avoir grandi en quelques jours, semble arrêter de vieillir alors qu'elle devrait approcher les 40 ans à la fin du conte.
  • Le matérialisme : la relation qu'elle entretient avec ses parents et en particulier son père semble s'évaporer au fil du temps. L'intensité, l'importance de ce lien bien souligné en début de conte, ne parvient plus à émouvoir à la fin, lors de son départ. Comment peut-elle avoir des regrets de les quitter, après des années d'"absence émotionnelle"?
  • Le lien spécial avec la nature : la princesse étant quasiment "née" d'une pousse de bambou, son lien spécial avec la nature apparaît en filigrane tout au long du film. Cependant, ce leitmotiv semble ne mener nulle part. Comment est-elle venue sur Terre exactement, pour quels motifs? Que signifie réellement son départ? Quelle erreur a-t-elle commise? Son retour sur la Lune est-il positif ou négatif?


Les indices disséminés dans le film ne sont que des pierres jetées à la mer, auxquelles le spectateur ne parvient pas à se raccrocher. Le "destin" de la princesse Kaguya semble tout aussi nébuleux qu'au départ. Et si c'était parce qu'il n'y avait pas de destin ?

Après avoir visionné cet anime, je n'ai pu m'empêcher de faire le lien avec la philosophie sartrienne. La princesse Kaguya aurait gagné à avoir pour père adoptif un existentialiste ! Le coupeur de bambou attribue à la jeune fille un destin en fonction de son essence, de "là d'où elle vient". Tombée du ciel et comblé de richesses matérielles, il y voit un signe des dieux mais également un formidable ascenseur social pour sa famille. La société décrite dans le conte est divisée en classes qui déterminent et définissent l'Homme dès sa naissance. Tout ignares et nouveaux riches qu'ils sont, le vieux coupeur de bambou va s'employer à fabriquer le destin de la petite Kaguya, car après tout, l'argent peut tout acheter.
Finalement, que peut-on lui reprocher? Il n'a fait que saisir une opportunité qu'il n'aurait jamais cru possible ou imaginable dans le monde dans lequel il vivait avant de croiser sa route.

Pourtant, à partir du moment où elle est jetée dans le monde terrestre, Kaguya se sent responsable de ce qu'elle fait, des hommes qu'elle va envoyer à la mort. Non libre de déterminer la conduite de sa vie mais condamnée à être responsable.  Sartre aurait peut-être dit qu'elle est de mauvaise foi, elle s'est pliée aux règles de la Cour, elle s'est comportée en objet, laissant enfouie derrière elle une part de son humanité.


Cependant, les épreuves qu'elle a traversées n'étaient-elles pas préférables au retour à une vie sans souvenirs, sans regrets, sans véritables sentiments? Les sentiments font mal mais l'on ne conçoit pas le bonheur sans le malheur, la tristesse, le chagrin. L'amour fait souffrir. Ainsi en va-t-il au moins de la vie sur Terre.


"On ne connaît pas son bonheur. On n'est jamais aussi malheureux qu'on croit."

(Du côté de chez Swann, Proust)

Une foule de questions restent en suspens et peut-être Takahata n'est-il pas allé au bout de sa démarche, de ce à quoi nous avons l'habitude. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un auteur beaucoup plus ancré dans le réel que Miyazaki, son comparse de Ghibli. Que le réalisateur du Tombeau des Lucioles, Pompoko et Omoide Poroporo (ces deux derniers tristement méconnus) se penche sur un conte populaire de la littérature japonaise, peut interpeller. Le réalisateur repart de zéro et se remet en question.
La musique de Joe Hisaishi est magnifique, mélancolique à souhait. Le travail à l'estampe est remarquable : au bout de quelques minutes de films, la poésie qui se dégage de l'écoute et du visionnage nous fait oublier l'aspect particulier de la technique utilisée. Un film qui mérite qu'on prenne le temps de se poser pour l'apprécier.

Pour découvrir le conte original "The Tale of the Bamboo Cutter